Init7 contre Swisscom (encore !) : la bataille du peering

L’Internet que nous utilisons chaque jour repose sur un équilibre délicat d’infrastructures informatiques. Si, en tant qu’utilisateur final, il est facile de voir une vidéo en streaming ou de télécharger un fichier, ce qui se passe en arrière-plan est un ballet complexe entre différents opérateurs de réseaux. Init7 a communiqué aujourd’hui sur une décision de la ComCom indiquant que Swisscom ne devait plus demander de frais pour créer un peering avec eux.

Cette affaire récente (ou pas…) entre Swisscom et Init7, ces deux acteurs suisses qui aiment se fritter dans les tribunaux, révèle des enjeux techniques et économiques fascinants, avec des implications bien au-delà des frontières helvétiques… Ça vous intéresse ? Alors on attaque !

Qu’est-ce que le « peering » et pourquoi est-ce crucial ?

Le peering, ou interconnexion, est un concept central dans l’architecture d’Internet. Imaginez chaque fournisseur d’accès Internet comme une ville. Pour relier ces villes entre elles, des routes doivent être établies. Ces lignes permettent d’échanger des données : vidéos, emails, pages web, etc. Le peering, c’est ce qui fait que, quand vous arrivez à la limite de votre ville, vous pouvez continuer votre route sans même vous en rendre compte en passant dans la ville suivante…

Comment ça fonctionne techniquement ?

Chaque acteur d’Internet important, comme les fournisseurs d’accès et hébergeur, gère ce qu’on appelle un « Système Autonome » (AS). De leur petit nom : AS. Donc, les AS possèdent des plages d’adresses IP et des infrastructures physiques, comme des routeurs et réseaux de fibre optique. Pour transmettre des données entre deux AS, des connexions doivent être établies : les peerings (ou interconnexion).

Pour gérer ces interconnexions, il existe plusieurs méthodes principalement utilisées. Dans ce cas de figure qui nous intéresse : le peering gratuit et le peering payant. Le choix entre peerings dépend des volumes de trafic et de la position stratégique des acteurs impliqués.

© bgp.tools

Ci-dessus, vous pouvez voir un schéma (car tout est public) des peerings principaux de Swisscom et d’Init7. Ces informations sont publiques et faciles à trouver via des outils comme bgp.tools. Il faut noter que le maillage continue ensuite peer après peer et que les fournisseurs favorisent certains types de peering en fonction des conditions contractuelles. On peut aussi noter que Swisscom possède beaucoup de peerings directs avec des fournisseurs de Niveau 1, contre beaucoup moins chez Init7. Ce qui signifie une différence de coûts probablement très importante pour assurer les meilleurs chemins d’accès et une plus grande résilience pour les clients.

Le peering discuté ici est le peering gratuit appelé « Zero-Settlement » : chaque opérateur paie ses propres coûts et échange du trafic sans frais supplémentaires. Il s’agit de la demande d’Init7 dans le cadre de cette affaire. En gros, Init7 souhaite se raccorder à l’infrastructure de Swisscom sans que celui-ci ne facture le service. Swisscom a actuellement mis en place un service passant par Deutsche Telekom imposant de passer par cette solution pour créer de nouveaux peerings, service bien évidemment payant.

Swisscom et Init7 : Retour sur une décennie de conflit

En Suisse, Swisscom, le géant bleu historique des télécoms, contrôle une grande partie de l’accès aux foyers directement ou indirectement par ses services partagés (le BBCS par exemple, qu’on vous présent ici). Init7, un fournisseur indépendant plus petit qu’on vous a présenté dans le gros dossier sur la fibre optique, a demandé dès 2013 que Swisscom établisse un peering gratuit. Mais pourquoi donc ? Parce que ce type d’accord est généralement considéré comme équitable lorsque les coûts sont équilibrés.

Les enjeux économiques pour Swisscom

Swisscom a longtemps justifié son refus de peering gratuit avec Init7 en s’appuyant sur un argument clé : l’asymétrie du trafic échangé. Dans ce type de relation, les services hébergés par Swisscom et ses clients peuvent envoyer d’importantes quantités de données vers des utilisateurs finaux d’Init7 en passant par le réseau (le peering) Swisscom, tandis que très peu de données circulent dans l’autre sens depuis le client Init7 vers Swisscom. Cette asymétrie est accentuée par le rôle stratégique de Swisscom dans le réseau suisse. Je précise qu’il s’agit ici d’un exemple seulement, dans la réalité, je ne connais pas le détail précis derrière la demande d’Init7.

En théorie, cela signifie que Swisscom supporterait une importante part du trafic demandé par les abonnés Init7, sans que ce trafic profite directement à ses propres clients. Swisscom indique donc que cet afflux de données nécessitait des investissements dans son infrastructure (routeurs, câbles, etc.), ce qui, selon l’opérateur, justifiait une demande de compensation financière à Init7 (et aux autres) pour équilibrer les coûts.

Cependant, cet argument est désormais contesté. Les abonnés Swisscom paient pour leur accès Internet, lequel couvre les frais de maintenance et de gestion du réseau, y compris le peering direct comme celui demandé Init7. De plus, Init7 a dénoncé cette approche comme un abus de position dominante, Swisscom pouvant utiliser son contrôle de l’accès aux utilisateurs finaux pour imposer des conditions désavantageuses aux opérateurs plus petits.

La décision de la ComCom

Ce qui nous amène donc, après 11 ans de procédures, au statut suivant de la Commission fédérale de la communication (ComCom) :

  • Swisscom doit établir un Zero Settlement Peering avec Init7 ;
  • le ratio de trafic (entrant vs sortant) ne doit pas avoir d’impact sur les coûts ;
  • Swisscom doit coopérer pour étendre les capacités réseau en cas de saturation (dès 50% de charge).

Pour la petite histoire, parce que je sais que vous aimez mes articles à rallonge, la Commission fédérale de la communication (ComCom) avait rejeté en 2018 la demande d’Init7, soutenant que Swisscom n’avait aucune obligation d’offrir un peering gratuit (Zero Settlement). Cette décision a été contestée par Init7 devant le Tribunal administratif fédéral (TAF), qui, en avril 2020, a annulé le verdict de la ComCom, estimant qu’un réexamen s’imposait…

Entre-temps, la Commission de la concurrence (COMCO) a mené ses propres analyses et mis en lumière des pratiques jugées anticoncurrentielles de Swisscom, notamment un abus de position dominante pour limiter l’accès de ses concurrents (la même histoire se répète…). Après ce long processus, marqué par plusieurs enquêtes et avis d’experts, la ComCom a finalement revu sa position le 19 décembre 2024, statuant en faveur d’Init7 et imposant à Swisscom de mettre en place ce fameux peering gratuit…

D’autres batailles similaires à venir ?

Cogent contre Orange

En 2011, une querelle entre Cogent Communications, fournisseur de transit, et Orange, fournisseur d’accès français, a mis en lumière des tensions autour du peering. Le trafic entre YouTube et les abonnés d’Orange, acheminé via Cogent, saturait les liens entre les deux réseaux. Plutôt que d’augmenter la capacité, Orange a refusé d’améliorer ses infrastructures, provoquant des ralentissements massifs pour les utilisateurs.

Orange estimait alors que Cogent (et YouTube si j’ai bien compris) devaient contribuer financièrement pour couvrir les coûts d’infrastructure nécessaires à ce trafic élevé. Cogent, de son côté, dénonçait un abus de pouvoir, les abonnés d’Orange ayant déjà payé pour un accès Internet fluide via leur abonnement.

Ce conflit a révélé un déséquilibre structurel : les fournisseurs d’accès contrôlent l’accès aux utilisateurs et peuvent en profiter pour imposer leurs conditions. Les abonnés, eux, restent les otages de ces querelles commerciales entre géants.

La finalité du conflit entre Orange et Cogent était de régler une question économique : qui doit payer pour gérer le trafic élevé entre les réseaux ? Orange a fini par céder en augmentant les capacités, probablement sous la pression des critiques publiques et des utilisateurs mécontents (parce qu’ils sont nombreux les clients Orange…). Cet épisode a marqué un précédent dans le débat sur la neutralité du net et les relations économiques entre fournisseur d’accès, transitaires et fournisseurs de contenu…

Les géants européens et la proposition de redevance réseau

Cet été, des opérateurs européens comme Vodafone, Telefonica et Deutsche Telekom ont proposé que les fournisseurs de contenu, tels que Netflix, Google ou Amazon, participent financièrement au coût des infrastructures réseau. Ces opérateurs justifient leur demande par l’explosion du trafic Internet, largement alimentée par les plateformes de streaming et de cloud, qui imposent des investissements massifs dans la 5G, la fibre optique et l’entretien des réseaux.

Cependant, cette idée soulève des inquiétudes concernant la neutralité du net, principe fondamental selon lequel tout trafic doit être traité de manière égale. Si ces frais étaient imposés, ils pourraient favoriser les grandes entreprises capables de payer, créer un Internet à deux vitesses et réduire l’innovation. En outre, les coûts supplémentaires risqueraient d’être répercutés sur les utilisateurs finaux, via des hausses d’abonnement sur les plateformes concernées, annulant ainsi l’objectif initial affiché de soulager les consommateurs… Il s’agit donc d’une affaire à suivre. À part la lecteure de quelques articles, je n’ai pas creusé plus profondément le sujet, mais on peut sentir que la situation est tendue.

Et demain, que peut-on attendre ?

Les scénarios possibles ?

  1. Un marché plus équitable ?
    Les petites entreprises comme Init7 pourraient bénéficier de ces décisions, ce qui encouragerait une meilleure concurrence et plus d’innovation. Certes, ça fonctionne pour les petits, car cela va limiter leurs frais.
  2. Un impact sur les prix des abonnements ?
    Si les fournisseurs d’accès nationaux comme Swisscom ne peuvent plus facturer les frais croisés sur les volumes, ils pourraient répercuter les coûts sur les consommateurs finaux via des abonnements plus chers. Là, ça défavorise les gros fournisseurs et indirectement leurs clients.
  3. Des tensions renouvelées ?
    Les grandes entreprises télécoms pourraient ralentir leurs investissements dans les infrastructures, arguant qu’elles ne sont pas assez rémunérées. C’est un peu ce qui s’est passé dans l’affaire de la fibre optique en Suisse. Des choix technologiques contraignants combattus à nouveau par la COMCO (et Init7) ont amené un ralentissement du déploiement de la fibre optique et une augmentation des coûts de construction. Donc, forcément, ça ne peut qu’amener des tensions…

Combien de fois le consommateur va-il payer ?

Certes, la décision en faveur d’Init7 semble établir un précédent bénéfique pour les petits acteurs et pour un Internet ouvert. Cependant, elle ne répond pas à la question de l’équilibre financier global : qui doit supporter les coûts grandissants des infrastructures nécessaires à un trafic Internet en constante expansion ? Jusqu’à nouvel avis, Swisscom construit et les petits fournisseurs en profitent aussi

Ceci renforçant les discussions des dernières semaines au sujet de la part de la Confédération dans Swisscom… Est-ce que cela doit rester une entreprise nationale, ou non ? Vous n’avez pas suivi, je vous explique :

La Confédération suisse détient actuellement environ 51% des actions de Swisscom, assurant ainsi une majorité de contrôles sur l’entreprise. Une évaluation récente, menée par le Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) en collaboration avec des experts externes, a conclu qu’il est nécessaire, pour des raisons de politique de sécurité, que l’État conserve cette participation majoritaire.

D’autres options, telles qu’une participation minoritaire ou une scission de l’entreprise, ont été examinées, mais jugées moins appropriées. En conséquence, le Conseil fédéral a décidé de maintenir sa participation majoritaire dans Swisscom et prévoit de définir, au cours de l’année prochaine, les objectifs stratégiques pour l’entreprise pour la période 2026-2029.

La Confédération suisse détient 51 % de Swisscom, donc indirectement, nous, les citoyens suisses (oh le vilain raccourci, je sais 😁 !), en tant que contribuables et bénéficiaires des dividendes versés à l’État, avons un intérêt économique dans Swisscom.

Ce raisonnement est très indirect et volontairement un peu taquin. Init7 défendrait probablement que cette décision favorise avant tout un Internet plus équitable et que Swisscom, étant en position dominante, puisse très bien supporter ce changement sans que cela impacte ses actionnaires, y compris la Confédération et donc… les citoyens suisses.

En gros, ce n’est pas simple, tout comme pour le dossier sur la construction du réseau fibre optique, il n’est pas certain que ce type de décision est réellement en faveur de la majorité des consommateurs in fine malgré la libre expression de la concurrence. Quelqu’un devra bien s’acquitter de la facture à la fin et possiblement plusieurs fois, sous plusieurs formes…

En conclusion : ce que cette affaire signifie pour nous, les « utilisateurs »

Pour nous, les consommateurs, cette décision semble une bonne nouvelle à court terme : un Internet plus équitable, sans barrière artificielle. Mais à long terme, si des opérateurs nationaux comme Swisscom limitent leurs investissements, cela peut nuire à la qualité et à la disponibilité des services de l’ensemble des fournisseurs à mon avis. Init7 sera alors très certainement le premier à tirer à boulets rouges sur le géant bleu en indiquant que Swisscom n’investit pas suffisamment… Dans la réalité, Init7 a été confronté à différentes problématiques liées au service de streaming Zattoo et à Deutsche Telekom, il s’agit tout d’abord d’une guerre commerciale en fournisseur et il ne faut pas l’oublier. Vous pouvez trouver le détail directement sur le blog de l’entreprise, cependant j’ai trouvé le discours très orienté (ce qui est normal)…

Alors, le peering gratuit, une solution miracle ? Pas si sûr. Mais il s’agit d’un pas supplémentaire vers un débat nécessaire : comment assurer un Internet à la fois ouvert, innovant, et durable économiquement autant pour ses interconnexions que pour ses infrastructures de base, comme le réseau fibre optique ou les antennes mobiles ?

4 réflexions sur « Init7 contre Swisscom (encore !) : la bataille du peering »

  1. dans tout ce sac de nœuds, ne pas oublier les serveurs caches (CDN) des joueurs planétaires… dont la présence, en Suisse, remonte à un petit moment: http://www.allo.ch/phpbb2/viewtopic.php?t=24242
    et dont certains sont assez connus: https://openconnect.netflix.com/fr_ca/
    enfin, je tiens à rappeler que plusieurs géants de la tech participe déjà aux infrastructures traditionnelles… deux exemples:
    https://www.france24.com/fr/20170926-installation-marea-le-cable-internet-sous-marin-le-plus-puissant-monde-vient-etre-achevee-facebook-m
    https://www.01net.com/actualites/pourquoi-google-investit-massivement-dans-les-cables-sous-marins-1883676.html

    1. C’est vrai que les serveurs de cache installés chez nos fournisseurs par les géants de la tech seraient un sujet intéressant…. À voir si je peux creuser ou si tout est sous NDA 😊

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